Notre fascination pour le Nautilus imaginé par Jules Verne n'est plus à démontrer. Depuis la parution de "20.000 lieues sous les mers" il nous est difficile de citer sans oubli toute sa descendance : nouvelles illustrations, adaptations au théâtre, au cinéma, déclinaisons en images à collectionner, en jouets ou jeux de société, sans parler des nombreux films et BD.
(Crédit Karel Zeman)
Le Nautilus inspire toujours, alors même que les sous-marins n’ont plus rien d’étrange à nos yeux ! Et si j'ai choisi comme sous-marin un engin qui s'inspire de cet auteur, ce n'est pas sans raison. Je subis moi-même cette fascination ! Comment expliquer ce sentiment ?
LA REALITE DISTORDUE
Copier, pour reproduire à une échelle réduite, le plus fidèlement possible, un sous-marin existant ou ayant existé, suivre les règles strictes du modélisme naval, est un exercice intéressant et je conçois que nombre y succombent. Mais lorsque je considère la même représentation d'un sous-marin traduite dans un jouet, c'est-à-dire une maquette qui évoque la réalité sans strictement y coller (distorsion d'échelle, omission des détails etc…) je ne suis pas de ceux qui la rejette avec dédain. Bien au contraire je l'adopte en y relevant ce qui renforce mon attirance pour cet objet : une poésie et une magie. (1)
(Crédit : http://www.cabaret.co.uk/artists/newstead.htm, œuvre de Keith Newstead)
L'éloignement du sous-marin vernien de l'objet strictement fonctionnel a été renforcé dans notre imaginaire par le film de Disney. Le Nautilus créé par Harper Goff ne nous paraît-il pas tel un saurien avec sa carapace épineuse comme coque et son rostre en guise d'éperon ?
J'ai subi moi-même cette influence, d'une manière très explicite, en choissisant comme modèle et comme nom de baptême pour mon sous-marin, un poisson cornu : le "Naso Annulatus". Lorsque je considère mon engin en tole avec ses gros rivets, son éperon pointu, ses hublots comme de gros yeux, je ne puis nier sa ressemblance avec un animal. Peut-être bien que tout le charme est là : avoir un sous-marin dôté de vie (d'une âme ?) puisque être vivant plus que machine ? Pensons à toutes ces légendes où l'homme cohabite avec l'animal comme un frère ou un ami. N'avons-nous pas rêvé hier à l'écoute de notre mère nous lisant de tels contes pour enfants ?
(Crédit store.encore-edition)
Cette relation a l'animal existe bien, et nous pouvons y être sensible, mais notons qu'elle se relève plus chez Goff ou moi-même que dans les illustrations originales des romans de Verne. L'attraction pour ces romans réside peut-être ailleurs, ainsi dans le caractère sacré du sous-marin, si l'on admet mon analyse (voir "Ce Sacré Nautilus").
Le caractère sacré devrait disparaitre au fil du temps, avec la perte de notre culture chrétienne. Et peut-être deviendrons-nous plus sensibles, comme d'autres l'ont déjà fait, je pense ici au courant "steam punk", non pas au côté animal, non pas au côté sacré, mais au côté "anthropomorphique" du sous-marin. Je veux dire le fait de découvrir l'homme "au devant de" sa machine (2)
(Crédit www.conceptart.org, dessin de Jakkas) (crédit : http://artbbq.nl/art/panamarenko270905.jpg)
Considérons notre sous-marin du 19 ème siècle. Loin de nos coques modernes en forme de goute d'eau, reflet de la haute technologie, de la robotisation et de l'informatique, comment ne pas ressentir la présence de l'homme dans ces mécaniques aux bords saillants assemblées à grands points de rivets ? Voyez cette soudure un peu épaisse, considérez cette face anguleuse, pas vraiment aérodynamique. Cette tôle là a été façonnée par la main d'un homme, pas par un robot programmé. Un homme qu'on devine avec sa faiblesse et son optimisme, un aventurier qui ose affronter un monde inconnu avec une technique balbutiante, qui pour nous aujourd'hui, homme du 21 ème siècle, nous paraît bien maladroite. Ce sous-marin là est le miroir d'un homme à qui tout était possible. La conquête d'un monde sans complexe devant déboucher sur un avenir radieux en éternel progrès, en perpétuelle croissance, dans un monde aux ressources infinies ne demandant qu'à être exploité.
(Crédit ? )
Ce monde n'est plus et peut-être en avons-nous la nostalgie. Un peu comme notre enfance disparue. D'ailleurs n'avons-nous pas partagé nous même le rêve et l'optimisme de ces hommes du passé en dévorant les ouvrages de Jules Verne lorsque nous étions enfant ? Regret d'un monde d'hier, regret de notre enfance, attendrissement devant ces créatures subaquatiques, pour nous jouets d'enfants puisque conçus par des hommes à la fois optimistes, maladroits et conquérants, poètes et rêveurs (des enfants quoi !)
Cette analyse tournée vers la nostalgie de l'enfance rejoint d'une certaine manière l'analyse d'un avatar de l'univers vernien : le genre littéraire "steampunk" décliné par quelques romanciers contemporains, français ou anglo-saxons. " Le terme (steampunk) s'applique à des oeuvres (…) possédant une ambiance proche de celle d'un 19ème de fantaisie, caractérisé entre autres par les technologies exagérées de la révolution industrielle : on y trouve de grosses machineries rutilantes et boulonnées, des roues dentées, bielles, leviers et des machines à vapeur grinçantes et crachotantes…" (3).
Entre le Jules Verne du XIXème siècle et nous de nombreuses années se sont écoulées. Le futur du romancier est devenu notre quotidien. Le Progrès rêvé a-t-il tenu ses promesses ? Aujourd'hui nous sommes nombreux a en douter et nous nous tournons d'une manière "nostalgique" vers ces ancêtres qui eux se sont enthousiasmés un jour pour un avenir radieux.
"(La littérature) steampunk est née à un moment où, le futur paraissant bouché ou, du moins, peu propice au rêve et à la fantaisie, et le présent terriblement terne et décevant, le passé pouvait se révéler un territoire propice à une réécriture fantasmatique où l'extravagance le disputerait à la nostalgie... " (4)
(Crédit Submersible Cutaway by James Gurney Dinotopia: The World Beneath p. 41)
Cette analyse nous renvoie toujours à la nostalgie : passion de l'histoire, regret du monde de l'enfance. Elle souligne l'aspect fondamental de l'univers de Verne, qu'on a souvent tendance à oublier en mettant en avant le seul côté visionnaire de l'écrivain, sa face romanesque (= non réaliste).
Le monde de Verne est plaisant mais il n'est pas réel. Comme l'oeuvre d'un enfant - et je reviens toujours au monde de l'enfance - ses machines sont maladroites et ne peuvent pas vraiment fonctionner. L'hélice du Nautilus est trop grande et devrait exploser à la vitesse de rotation annoncée. L'obus de "La Terre à la Lune" n'est pas une vraie fusée et ses passagers auraient du se transformer en galettes sous l'onde de choc de la propulsion. De même la voiture du petit Robert faite d' une caisse en bois, sans moteur, ne pourra jamais gravir une côte. Et mon Annulatus ressemble, avec ses gros rivets, plus à un jouet qu'à une maquette réaliste.
Et pourtant, face à cette irréalité, la fascination est là.
La clé de notre fascination repose sur cette distorsion du réel, une distorsion mise en œuvre par Verne lui-même dans son roman sur deux plans : une exagération volontaire des capacités du Nautilus – il surpasse toujours les sous-marins actuels – et une description erronée mais féerique d’un milieu que l’homme n’avait pas encore exploré. Cette distorsion induit une poésie, une magie. Associant la mécanique et la nature, Jules Verne donne au « couple » Nemo- Nautilus la dimension du mythe. " ( Didier Frémond Commissaire de l’exposition « Jules Verne, le roman de la mer » au musée de la Marine, 2005)
LE MYTHE
Avec le mythe, nous parvenons ici à l'ultime étape de notre "quête" d'explication.
Pour faire rapide et simple le mythe, construction mentale d'un imaginaire collectif, s'adapte parfaitement au Nautilus de Verne. Rien de moins mythique qu'un sous-marin réel auquel il est impossible de raccrocher une aventure imaginaire. Au contraire le Nautilus n'est que rêve et imagination.
L'importance du mythe dans toute société s'explique par ce qu'il nous dit de notre relation à la vie et à la mort. J'ai eu l'occasion de m'expliquer sur l'élément "vie" dans mon étude du baptême chrétien et il m'est possible maintenant dire quelques mots sur l'autre versant de l'existence : la mort au bout du long voyage.(5)
Nombre d'observateurs ont étudié le mythe et les "mots clés" qui s'y lisent le plus souvent : initiation, quête, épreuve. Comme dans toutes les grandes œuvres, on retrouve ces éléments dans les romans de Jules Verne et plus particulièrement dans le voyage du Nautilus. L'histoire du Nautilus, comme l'histoire de la vie, n'est que le récit d'un voyage. Avec un début, l'apparition du Nautilus dans l'histoire du roman (dans les journaux et hors de l'eau) et une fin dans l'ïle Mystérieuse.
"Il y a retour à l’origine, mort symbolique et révélation du mystère : dans L’Ile mystérieuse, lorsque les naufragés découvrent, après un symbolique parcours labyrinthique, l’énigmatique Nautilus éclairé électriquement" (…)(6)(7)
Cette analyse conforte ma thèse du caractère sacré du Nautilus. Lire également l'étude sur la figure christique du capitaine Nemo, Jean-Paul Debanne dans "Quel avenir pour l'humanité : le code caché des livres de Jules Verne" in http:// www.atoi2voir.com/ )
La mort du Christ, la mort de Nemo, les hommes rachetés, les aventuriers de l'Ile Mystérieuse libérés de leur île, la vie, la mort s'enchevêtrent. Sans doute qu'ayant lu le grand Jules, ayant subis inconsciemment "tout ce qui y est dit et non écrit", ai-je transféré dans mon N.Annulatus, toute cette symbolique ?
(Crédit : ?)
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Notes :
(1) " Verne’s technology is portrayed as being intrinsically poetic. Bridging the worlds of the industrial and the artistic, the Vernian machine – often festooned with Victorian ornamentation – appears as a new kind of objet d'art, one that presages the “modernist” aesthetic of sleekness of line, precision of movement, amplitude of effect, etc. " Arthur B. Evans DePauw University “Jules Verne’s Dream Machines: Technology and Transcendence”
(2) "Anthropomorphized to make them seem less coldly mechanical, these devices sometimes take on a life of their own and exist in a richly symbiotic – almost Pygmalionesque – relationship with their creators (Nemo on his Nautilus: “I love it like the flesh of my flesh!”). They inspire quasi-religious awe and devotion, especially among the scientifically uninitiated. They often take the form of “vehicular utopias” – incarnating the nineteenth-century dream of unlimited mobility (“Mobilis in mobili”) and the bourgeois ideal of the utmost privacy and comfort in travel. Such machines transport the readers of Verne’s Voyages extraordinaires beyond the mimetic, serving both as a means to build verisimilitude and as a stepping-stone to transcend the real. They do not function as economic entities; they do not produce “surplus value” in the Marxist sense; and they do not manufacture commodities, create jobs, or replace them. Their raison d’être is purely textual and imaginary. And, at the conclusion of Verne’s “extraordinary” fictions, when their task is done, these travel machines almost always disappear as the pre-narrative status-quo world is re-established." Arthur B. Evans DePauw University “Jules Verne’s Dream Machines: Technology and Transcendence”
(3) http://www.pochesf.com/index.php?page=steampunk
"La littérature steampunk apparaît comme la synthèse harmonieuse et féconde de genres apparemment hétérogènes tels que le roman historique, le fantastique, la science-fiction, le roman gothique, le roman frénétique et la littérature romantique..." Daniel Riche, Préface de "Futurs antérieurs". Fleuve noir., avril 1999
(4) Daniel Riche, Préface de "Futurs antérieurs". Fleuve noir., avril 1999
(5) "Dans ce domaine des constructions mentales de l'imaginaire, nous sommes semblables aux rêves de conquête des espagnols et des portugais partant à la recherche d'un nouveau monde, rêvant de terres inconnues et de mondes étranges. Pourquoi ce besoin d’imaginaire collectif ? Pour G. Durand, l’imaginaire est un antidote à la peur et en particulier la peur de la mort. Le mythe est un fortifiant contre l’angoisse. Bergson l'a très bien analysé dans son dernier livre, Les deux sources de la morale et de la religion. Il appelle fonction fabulatrice ce pouvoir de la conscience qui produit les mythes religieux, pouvoir qui protège l’intelligence individuelle contre l’idée du caractère inévitable de la mort. Le mythe est une assurance contre la dépression qu’apporterait la seule rationalité si elle était laissée à elle-même. Il donne du Sens." (Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.)
(6) Simon Vierne " Des romans du Graal aux romans de Jules Verne : surgissements et éclipses du mythe de la Quête " Encore : "Même si le voyageur n’en est pas toujours conscient : il s’agit pour lui de transcender l’humaine condition, en touchant comme Ulysse aux portes de la mort, ou comme Enée en descendant aux Enfers, et d’en ressortir autre, selon un schème initiatique bien connu. On pourrait remonter plus loin qu’Homère, car le premier texte connu, l’épopée de Gilgamesh, très clairement initiatique, raconte les aventures d’un héros en quête du secret de l’immortalité, cherchant à vaincre la mort dont il a pris une conscience tragique lors de celle de son ami Enkiddou."
(7) "On saisit peut-être mieux, désormais, un trait important et qui mériterait à lui seul une étude, de la structure des œuvres principales de Verne : la destruction de la merveille scientifique ou même sa négation. Le Nautilus disparaît dans le Maelstrom" Gérard Klein dans "Pour lire Verne" http://www.quarante-deux.org/archives/klein/divers/verne.html